VIII
L’homme dragon taciturne s’arrêta et fit un pas de côté à l’approche du mur brillant ; Sir George lui jeta un regard en biais. Il avait vu plus qu’assez de ses semblables au fil des années pour savoir que, comme les Hathoris au mufle verruqueux, ils étaient réellement faits de chair et de sang et qu’en dépit de l’étrange aspect qu’ils offraient aux yeux des hommes, ils n’avaient rien à voir avec les serviteurs mécaniques de l’avorton. Mais c’était à peu près tout ce qu’il savait d’eux, encore à ce jour. Ordinateur s’était montré plus que réticent à s’étendre sur le sujet des Hathoris et des hommes dragons, mais au moins avait-il appris au baron comment se nommaient les premiers. Il avait été incapable ou peu empressé de lui révéler celui des hommes dragons, mais le baron n’aurait su dire s’il obéissait ce faisant à un ordre direct du bouffon/diablotin ou si les hommes dragons n’avaient tout simplement pas de nom, même pour leur propre espèce. Auquel cas ils seraient encore plus inconcevables que tous les êtres qu’avaient rencontrés les Anglais. Pourtant Sir George ne parvenait pas à éliminer totalement cette éventualité, car il ne les avait jamais entendus proférer un son, contrairement aux Hathoris. Sans doute n’avait-il pas appris un seul des grognements et autres ululements qui constituaient la langue des mufles verruqueux, en grande partie parce que leurs maîtres ne tenaient manifestement pas à ce que les Anglais pussent communiquer avec eux, mais ses hommes et lui avaient amplement eu la preuve qu’ils possédaient au moins… une espèce de langage.
C’était à peu près tout ce qu’on pouvait leur reconnaître, bien entendu.
En leur qualité de gardes-chiourme de l’avorton, les Hathoris avaient des contacts beaucoup plus fréquents que les hommes dragons avec les Anglais. Ils étaient les gardiens de leur prison, chargés de les conduire et de les cornaquer hors du vaisseau, ainsi que d’assurer sa sécurité à l’intérieur, et ils faisaient preuve de toute l’imagination et l’initiative dont sont capables de brutaux et stupides matons. Ils donnaient l’impression d’accomplir mécaniquement leurs tâches limitées et témoignaient d’un goût prononcé pour la cruauté qui les aidait à s’enflammer pour leurs devoirs. Aux quelques bribes d’information qu’avaient consenti à lâcher l’avorton et Ordinateur, Sir George en était venu à suspecter le premier d’avoir originellement envisagé d’utiliser les Hathoris de la même manière qu’il utilisait à présent les Anglais. Si telle avait effectivement été son intention, elle avait dû être réduite à néant à une vitesse déconcertante.
Indéniablement, les Hathoris faisaient individuellement de dangereux adversaires. Ils étaient aussi coriaces et puissants physiquement qu’ils en avaient l’air, et ils semblaient ne pas connaître la peur… ni, au demeurant, l’équivalent de la compassion humaine. Les Anglais et eux se détestaient mutuellement, et Sir George soupçonnait le bouffon/diablotin de précisément tabler sur cette inimitié ; on avait même assisté à quelques incidents assez hideux. Les Hathoris avaient tué – haché menu, au-delà de toute possibilité de résurrection par le Chirurgien, serait sans doute plus précis – deux archers sur la troisième planète qu’on avait contraint les Anglais à conquérir. Nul ne savait exactement pour quel motif. Au mieux, supposait-on, les Hathoris avaient cru que les deux blessés tentaient de déserter sans raison valable le champ de bataille, bien que l’un d’eux fût incapable de tenir debout sans l’assistance de son compagnon plus légèrement atteint. Les hommes de Sir George avaient vu rouge, et la rage meurtrière du baron avait encore, si possible, surpassé la leur. Mais toute la rage et la fureur de l’univers n’auraient pas suffi à inciter l’avorton à punir en quelque manière les Hathoris de leur forfait. Peut-être s’imaginait-il, avait songé Sir George avec amertume sur le moment, que les mufles verruqueux étaient trop stupides pour se rendre compte qu’on les punissait pour une faute précise et craignait-il que toute peine qui leur serait infligée les inciterait à hésiter la prochaine fois qu’un événement aussi anodin que le massacre d’un Anglais blessé se présenterait.
Quel que fût le raisonnement qu’il avait tenu, le refus de l’avorton de punir les tueurs avait eu une conséquence encore plus atroce. Manifestement mû par le chagrin et la haine au point de ne plus obéir à la raison, le frère d’un des deux hommes assassinés avait arraché la matraque des mains d’un Hathori affecté à bord du vaisseau à la garde des Anglais. Ladite matraque, que les mufles verruqueux tenaient d’une seule main, était pour tout être humain une lourde masse d’armes, mais elle n’en avait pas moins broyé assez aisément le crâne de son précédent détenteur. Couvert de sang, l’archer s’était ensuite retourné en hurlant de fureur contre les compagnons de sa victime et avait réussi à en blesser un autre avant que les rescapés ne le laissent sur le carreau.
L’avorton refusait sans doute de punir les Hathoris pour le meurtre de blessés ne cherchant qu’à recevoir des soins médicaux, mais son attitude différait du tout au tout quand l’un des chiens de garde de sa guilde trouvait la mort. L’individu isolé effectivement responsable de l’agression était déjà décédé, mais ça ne l’avait nullement dissuadé de sélectionner au hasard une demi-douzaine d’hommes de Sir George et d’ordonner leur mise à mort en guise de représailles.
L’un de ces six hommes était Walter Skinnet.
Le vieux guerrier endurci n’avait même pas cillé quand son nom avait été cité, et Sir George savait que son maître écuyer aurait sans doute été fou de rage s’il avait seulement soupçonné la véhémence désespérée avec laquelle le baron avait supplié l’avorton de l’épargner. Certes, ces considérations n’avaient pas arrêté Sir George une seule seconde. Il était trop honnête avec lui-même pour feindre de croire que l’amitié qui le liait à son féal et ses responsabilités envers lui ne l’auraient pas conduit à faire la même tentative en d’autres circonstances, si ignoble qu’eût été la substitution d’un autre châtiment à la peine de mort. Pourtant, si vrai que cela fût, il n’avait jamais dit à l’avorton que la stricte vérité, en lui affirmant que la mort de Skinnet, compte tenu de ses aptitudes et de son expérience, serait une perte irréparable.
Mais il aurait aussi bien pu s’épargner ces paroles et l’humiliation qu’il s’était lui-même infligée en suppliant littéralement qu’on lui laissât la vie sauve. Le bouffon/diablotin s’était montré implacable, et il avait repoussé les arguments de Sir George avec une froide logique.
« Sans doute avez-vous entièrement raison s’agissant de la valeur que présente cet homme tant pour vous que pour ma guilde, avait gazouillé sa voix dénuée de toute émotion. Pourtant il faut faire un exemple. La sélection a été totalement aléatoire, et il est important que le reste de vos hommes comprennent qu’en de telles circonstances tous – sans considération de grade ni même d’utilité à ma guilde – peuvent être appelés à payer de tels méfaits de leur personne. Au vu de cette leçon, peut-être se montreront-ils à l’avenir plus empressés à prévenir de tels gestes. »
Rien n’avait réussi à le faire revenir sur sa détermination à infliger ladite leçon, et il avait fait appliquer la sentence sur-le-champ. Il avait obligé tous les Anglais (femmes et enfants inclus) qui étaient réveillés sur le moment à assister à l’exécution, par ses Hathoris, de chacune des six victimes sélectionnées. Les hommes étaient morts aussi courageusement que ça leur était possible, en se pliant à l’exemple que leur donnait Skinnet, et l’enseignement selon lequel les Hathoris n’étaient pas moins intouchables que l’avorton s’était assurément gravé dans l’esprit de leurs compagnons survivants. Mais, en même temps, une haine renouvelée, plus mortelle et glacée que jamais, du « commandant » et des mufles verruqueux s’y était imprimée, et Sir George se demandait si le bouffon/diablotin en sondait véritablement toute la profonde amertume. En tout cas, il ne le trahissait par aucun signe, de sorte qu’il en était peut-être incapable. À moins qu’il ne s’en souciât tout bonnement pas. Peut-être croyait-il encore, contre toute évidence, que les Anglais ne valaient guère mieux que les Hathoris, qu’ils étaient, comme eux, des brutes et des nervis dépourvus de principes moraux, assez intelligents pour exécuter les ordres mais pas assez pour voir au-delà de ceux qu’on leur donnait.
Cela aurait sans doute exigé davantage d’arrogance – ou de stupidité – que Sir George lui-même n’en aurait prêté au bouffon/diablotin, pourtant, plus il apprenait sur son « commandant », moins il se sentait prêt à rejeter cette éventualité. Tout était possible tant que jouaient les préjugés de l’avorton, mais Sir George en avait aussi conclu que la véritable raison pour laquelle il s’était adjugé les services de ses Anglais n’était autre que les limitations des Hathoris. Individuellement, ils étaient certainement de formidables machines à tuer, mais il leur manquait la cohésion, l’intelligence disciplinée et la capacité à combattre en soldats. Même s’il n’en montrait rien, l’avorton était sûrement conscient, ne fût-ce qu’intellectuellement, des énormes différences qui distinguaient ses toutous hathoris des Anglais qu’il avait enrôlés de force.
Mais, quels que fussent les défauts des Hathoris, il crevait les yeux que les hommes dragons éternellement silencieux étaient une autre paire de manches. Ordinateur avait peut-être refusé de répondre aux questions les concernant, mais le bouffon/diablotin n’avait jamais fait une seule allusion à eux lors des conférences et autres conversations auxquelles il convoquait le baron, et cette omission était en soi incontestablement révélatrice. Il y avait certainement une raison à son mutisme à leur égard, mais ni Sir George ni aucun de ses plus proches conseillers n’avaient réussi à la déterminer. Ils étaient simplement toujours présents à l’arrière-plan, vagues silhouettes dans leur vêtement rouge et bleu d’une seule pièce, aussi insondables et menaçants que les gargouilles d’une cathédrale. En dépit de leur plus haute stature, ils auraient dû paraître beaucoup moins impressionnants que les Hathoris cuirassés et armés d’une hache, mais ni Sir George ni ses hommes ne s’autorisaient jamais à oublier les armes à l’éclair fatal qu’ils portaient immanquablement dans un étui de ceinture lorsqu’ils gardaient l’avorton et l’équipage de l’immense vaisseau.
Pour l’heure, celui qui escortait Sir George lui retournait son regard de ses impassibles yeux argentés, aussi immobile qu’un lézard sur sa pierre et imbu de la même absolue concentration, comme prêt à bondir à tout instant. La cloison lumineuse confinait les Anglais dans leur section du vaisseau prison, et aucun n’avait encore réussi à découvrir comment s’ouvrait ou se refermait le portail qui y donnait accès. Ils avaient certes appris bon nombre de choses sur les autres commandes de leurs quartiers, comment activer ou désactiver toutes sortes d’appareils futés, et, si Sir George et le père Timothy restaient persuadés que le mur brillant était sûrement commandé de manière similaire, ou du moins comparable, ils n’avaient jamais pu deviner comment celui-ci fonctionnait.
Ce qui convenait parfaitement à leurs maîtres, songea lugubrement Sir George avant de faire un signe de tête à l’homme dragon en passant devant lui dans le corridor qui s’ouvrait derrière le mur. Comme toujours, l’imposante créature ne réagit aucunement à ce geste humain, mais, en son for intérieur, Sir George avait la certitude que l’homme dragon y voyait malgré tout un témoignage de compréhension et un signe de courtoisie. Quels qu’ils fussent par ailleurs, les hommes dragons étaient manifestement capables de raisonnement, sinon le bouffon/diablotin les aurait déjà remplacés par d’autres de ses machines intelligentes. De manière tout aussi évidente, il regardait tant les Hathoris que les hommes dragons à peu près de la même façon qu’il regardait les Anglais : comme des bêtes de somme plus ou moins domestiquées, utiles et modérément dangereuses, bien qu’il se fiât sans doute davantage à la loyauté des hommes dragons.
Sir George s’était souvent demandé comment les hommes dragons voyaient les Anglais. Les regardaient-ils, à l’instar de l’avorton et de ceux de son espèce, comme des barbares et des primitifs sans aucun intérêt ? Ils détenaient et maniaient certes un plus grand nombre des merveilleux outils de leurs maîtres que les Anglais, mais ça ne semblait pas en faire des égaux ni même des membres à part entière de l’équipage. En ce cas, considéraient-ils plutôt les Anglais comme d’autres compagnons de servitude ? Ou bien se cramponnaient-ils au besoin de les regarder de haut, de les toiser afin de se sentir moins misérables en comparaison ?
Ça ne faisait pas une bien grosse différence, car ni Sir George, ni le père Timothy ni aucun autre humain n’avait découvert le moyen de communiquer avec eux. Matilda elle-même avait été incapable de suggérer une méthode efficace.
Bien sûr, leurs maîtres ne leur accordaient que quelques rares et brèves occasions de se rencontrer, mais il était impossible d’éliminer totalement les contacts physiques entre humains et hommes dragons. Pas, en tout cas, tant que ces derniers feraient fonction de gardes contre les humains. La plupart des Anglais avaient renoncé à la tâche, mais le père Timothy continuait d’essayer. Le dominicain persistait à dire les hommes dragons beaucoup plus intelligents que les Hathoris, en ajoutant que la faculté de communiquer devait à tout le moins venir avec l’intelligence. Il était résolu à découvrir un jour un moyen de leur parler, et Sir George partageait les espoirs de succès de son confesseur… même s’il lui manquait à la fois la patience et une foi acharnée dans cette éventuelle réussite.
En revanche, le père Timothy lui-même ne cherchait plus à communiquer avec les Hathoris.
Tout en suivant la lumière qui le guidait dans le corridor désert, Sir George eut un reniflement dédaigneux en songeant à sa propre nature paradoxale. Il partageait les espérances du père Timothy mais pas sa foi, contradiction s’il en est. Pourtant, il n’arrivait pas à rejeter totalement cette petite lueur d’espoir, et il lui arrivait souvent de rêver des hommes dragons. De fait, il avait plus fréquemment rêvé d’eux au cours de ses dernières périodes d’éveil que pendant un bon bout de temps.
Le train de ses pensées s’interrompit lorsque la lumière atteignit une nouvelle écoutille et s’arrêta. Elle continua d’impérativement osciller sur place, comme s’impatientant de sa trop lente progression, et le baron sourit. Ces lumières guides étaient nécessaires, car les constantes modifications de l’architecture interne du vaisseau étaient parfois déconcertantes, surtout lorsqu’on avait passé presque tout son temps à bord cloîtré dans la section affectée aux Anglais. L’avorton lui avait appris qu’elles n’étaient qu’un autre des innombrables mécanismes dépourvus d’une intelligence propre dont disposaient leurs maîtres, et il voulait bien le croire. Malgré tout, en de pareilles occasions, quand elles clignotaient si impatiemment, donnant l’impression de l’admonester de ses atermoiements comme si elles étaient pressées d’aller vaquer à leurs affaires personnelles, il lui arrivait d’avoir des doutes.
Il franchit l’écoutille indiquée et la lumière fila après un ultime clignotement. Il la suivit un instant des yeux puis recula d’un pas pour laisser se refermer le sas.
La salle où il venait de pénétrer était probablement la même que celle où les lumières l’avaient conduit la dernière fois où le « commandant » l’avait convoqué, bien qu’ils n’eussent pas, loin s’en fallait, emprunté le même itinéraire, et son aspect, comme d’habitude, avait complètement changé depuis cette visite. Elle était à présent octogonale, avec des écoutilles s’ouvrant dans ses huit parois, et devait faire environ quinze pieds de large. Au lieu des clairières forestières ou des paysages sous-marins que l’avorton semblait la plupart du temps préférer, elle était cette fois chichement meublée, presque nue en dehors de ses omniprésentes cloisons unies d’un alliage couleur de bronze. Une table scintillante, en son centre, supportait sa seule décoration, une de ces merveilles que le bouffon/diablotin appelait des « sculptures de lumière ». Sir George n’avait pas la première idée de la manière dont elles étaient conçues, mais elles l’avaient toujours fasciné. Toutes étaient magnifiques, encore que leur beauté parût souvent singulière à l’œil humain – au point, parfois, de créer le malaise, voire la terreur – et presque toujours subtile. Celle-là était un enchevêtrement d’angles fuyants et de formes changeantes, dont les couleurs brillantes brocardaient un frais arrière-plan de verts et de bleus, et il la fixa un instant avec ravissement, en se laissant submerger par sa présence rassurante.
Certaines fois, songea-t-il rêveusement, je pourrais presque leur pardonner ce qu’ils nous ont fait. Notre vie est plus longue, nous sommes en meilleure santé que nous ne l’aurions sans doute été chez nous, et ils sont capables de créer des merveilles comme celle-là. Pourtant, toutes celles qui nous ont été offertes ne sont jamais que des miettes de leur table, qu’ils nous jettent nonchalamment ou – pire encore ! – dont ils ne nous font bénéficier que parce que ça leur est profitable. Nous sommes moins importants pour eux… non, moins précieux, plutôt, que les objets qu’ils fabriquent en métal et en cristal, et…
« Vos hommes se sont bien battus. Mais il faut dire que vous autres Anglais combattez toujours vaillamment, n’est-ce pas ? »
Sir George détourna le regard de la sculpture de lumière. Il n’avait pas entendu s’ouvrir l’écoutille, mais ça n’arrivait que très rarement à bord du vaisseau. Les plus grandes, assez larges pour laisser passer de front une vingtaine de cavaliers, produisaient un chuintement audible. Leurs maîtres eux-mêmes semblaient incapables de faire se mouvoir des objets aussi volumineux sans un murmure, mais s’agissant des plus petites, à l’intérieur du vaisseau proprement dit, c’était une tout autre histoire.
Cela étant, la plupart des hommes ne l’avaient pas personnellement expérimenté. Seuls Sir Richard, Sir Anthony, lui-même et – à de très rares occasions – Matilda avaient été autorisés à pénétrer dans la section du vaste vaisseau réservée aux membres à part entière de l’équipage. Mais, même ainsi, ils devaient se soumettre à une fouille humiliante avant de franchir le mur lumineux séparant les deux sections.
Sir George inclina la tête de côté pour fixer l’avorton, tout en s’efforçant de sonder son humeur présente. En dépit de toutes ses années de servitude, il continuait de trouver la tâche insurmontable. C’était affreusement frustrant, et son incapacité à évaluer précisément l’état d’esprit de son interlocuteur n’était certes pas devenue moins périlleuse avec le temps. Mais la voix flûtée du « commandant » restait pour lui lettre morte, tout aussi inexpressive, et son visage à trois yeux si parfaitement étranger qu’il lui était impossible d’en déchiffrer les expressions. Sir George n’y avait assurément jamais rien lu qui ressemblât à un sourire ou à un froncement de sourcils, et la chose, quelle qu’elle fût, qui traduisait en anglais la langue de l’avorton n’avait pas non plus fait de grands progrès, s’agissant de transmettre les nuances de ses émotions. Le père Timothy et Dickon Yardley étaient parvenus à la conclusion que la bouche supérieure de l’avorton lui servait exclusivement à respirer et parler, mais Sir George n’avait jamais entendu un seul son en sortir. Contrairement aux hommes dragons, le bouffon/diablotin s’exprimait manifestement oralement, mais aucun homme n’avait entendu sa voix réelle. À une réflexion qu’avait faite Ordinateur en passant, Sir George avait déduit que le silence apparent de l’avorton n’était pas seulement une autre mesure de sécurité. Selon Ordinateur, sa voix était tout bonnement trop haut perchée pour être perçue par une oreille humaine.
Sir George s’était souvent demandé jusqu’à quel point la voix artificielle qu’il entendait effectivement était responsable de cette absence d’inflexions. Que l’avorton fût réellement aussi étranger à toute émotion que le suggérait la voix par le truchement de laquelle il s’exprimait n’était certes en rien exclu, mais restait peu plausible. La pompeuse suffisance des mots qu’il choisissait lors de leurs conversations témoignait assez de sa capacité à éprouver mépris et dédain, sinon pire.
Nombreuses étaient sans doute les questions concernant la nature exacte de l’interprète du bouffon/diablotin auxquelles le baron n’avait jamais été en mesure de répondre, mais il avait conclu depuis longtemps que le refus du « commandant » d’apprendre la langue de ses soldats captifs (ou son inaptitude à le faire) n’était qu’un autre reflet du sentiment de supériorité écrasante qu’ils lui inspiraient. Si ce qui traduisait ses mots en anglais était capable d’un tel exploit, il devait certainement pouvoir aussi rendre sa voix perceptible à l’oreille humaine, et, à la place du bouffon/diablotin, Sir George aurait assurément pris cette disposition. Le refus du « commandant » était aux yeux de Sir George une décision stupide, sauf si l’interprète était plus doué pour transmettre nuances et émotions lorsqu’il traduisait de l’anglais dans sa langue.
Mais, si grotesque que le bouffon/diablotin pût encore lui paraître, et en dépit de la stupidité crasse de toutes les décisions qu’il prenait, Sir George était responsable de la vie des hommes et des femmes qui voyaient en lui leur chef, et cette responsabilité exigeait impérativement qu’il ne commît jamais, au grand jamais, l’erreur de le sous-estimer. Et c’était là la véritable raison pour laquelle il trouvait si exaspérante son incapacité persistante à décrypter l’humeur de l’avorton. Il devait surveiller ses paroles, quand il s’adressait à lui, plus soigneusement qu’il ne l’avait jamais fait avec aucun de ses supérieurs ; pourtant, après tout ce temps, il n’avait jamais réussi à s’affranchir de la crainte de choisir le mauvais terme parce qu’il avait tout simplement mal compris ou mal interprété ce qu’avait dit le « commandant ». De toutes les frustrations que lui imposait sa servitude, cette incertitude constante était de très loin la pire.
Pourtant il avait fait quelques progrès au fil des années. Il ne pouvait pas avoir passé de si nombreuses heures à palabrer avec cet être sans avoir glané au moins un modeste aperçu de ses humeurs et de ses postures. Avoir la certitude que ces intuitions étaient exactes et non de dangereuses méprises aurait sans doute été d’un grand réconfort, mais au moins le bouffon/diablotin prenait-il la peine de choisir soigneusement ses mots, comme s’il cherchait à faire clairement comprendre ses intentions par ses seules paroles puisqu’il ne pouvait pas en transmettre autrement les plus subtiles nuances.
Et, bien sûr, il y a aussi cette constante, qu’il ne se lasse jamais de nous ressasser, selon laquelle nous leur sommes précieux, à lui et sa guilde.
Sir George n’aurait jamais la sottise de croire que cette valeur qu’on leur accordait suffirait à préserver la vie de tout humain assez fou pour se mettre en colère contre ses maîtres ou donner l’impression de les menacer. Le sort de Sir John Denmore, au premier jour de leur rapt, aurait dû suffire à prévenir les captifs contre cette tentation, même sans les autres décès qui avaient réaffirmé entre-temps cette leçon. Deux hommes qui avaient quitté le campement sans ordres, leur filet de pêche à la main, incapables de résister à l’attrait des plages dorées baignées de soleil d’une planète au ciel bleu et aux mers d’un vert profond. Un autre qui, un jour, avait tout bêtement refusé de quitter le vaisseau. Sans compter Skinnet et les cinq hommes exécutés pour le meurtre d’un mufle verruqueux. Et un autre qui, pris de rage meurtrière, avait attaqué les hommes dragons et le « commandant » lui-même avec une épée nue…
Tous ceux-là, et une petite poignée d’autres, massacrés aussi impitoyablement que Sir John, avaient péri pour avoir fatalement transgressé les oukases du bouffon/diablotin, sans qu’il trahisse aucune émotion visible. Il n’empêche que les actes et attitudes ordinaires du « commandant », pour autant que Sir George déchiffrât les dernières, étaient ceux d’un être satisfait de son investissement… et conscient que ses propres maîtres l’étaient également. Il ne verserait sûrement pas de larmes (ou, du moins, ce que versait son espèce pour exprimer son chagrin) sur la mort d’un seul être humain, mais il les appréciait en tant que groupe et se donnait donc la peine d’éviter tout malentendu risquant de se solder par la destruction d’un des leurs.
Ou de plusieurs, par le fait.
Sir George se rendit compte que le commandant le fixait toujours, guettant sa réaction, et il s’ébroua.
« Pardonnez-moi, commandant. Les conséquences de la bataille pèsent toujours sur moi, je le crains, et me rendent un peu lent d’esprit. Vous disiez ?
— Je disais que vos Anglais avaient fort bien fait aujourd’hui, reprit patiemment le commandant. Mes supérieurs de la guilde apprécieront les résultats de votre conduite héroïque. J’ai la conviction qu’ils exprimeront sous peu leur gratitude sous une forme matérielle et je souhaite faire part moi-même à vos hommes, bien entendu, de tout le plaisir que j’éprouve. En conséquence, j’ai ordonné au Chirurgien de réveiller vos femelles et vos petits. Nous nous attarderons encore plusieurs semaines sur ce monde pour mettre au point les détails de notre accord avec les indigènes. Il se pourrait que j’aie à nouveau besoin de vos services, peut-être de dépêcher quelques-uns d’entre vous sur la planète pour, à tout le moins, rappeler vos prouesses aux autochtones durant les négociations. Puisque nous devons de toute façon vous maintenir éveillés pendant cette période, et dans la mesure où vous vous êtes bien battus, il me semble justifié de vous accorder, à titre de récompense, le bénéfice de ces retrouvailles.
— Je vous remercie, commandant. » Sir George s’efforçait âprement de ne pas laisser transparaître ses sentiments dans sa voix ni dans son expression, et il refoula le mélange familier d’exaltation, d’allégresse, de haine et de fureur que lui inspirait cette nouvelle.
« Mais je vous en prie », gazouilla l’avorton en lui faisant signe de s’asseoir sur la chaise, conçue pour la morphologie humaine, qui venait subitement d’apparaître. La coutumière table de « cristal » sortit du pont juste à côté, et une deuxième chaise surgit face à Sir George. Le baron s’installa prudemment sur la plus proche. Au moins était-elle enfin proportionnée pour s’adapter à la longueur des jambes d’un homme, mais encore aujourd’hui, après tout ce temps, il peinait à dissimuler parfaitement le malaise que lui procuraient l’apparition et la disparition inopinées de ces meubles qui semblaient sortir du néant. Cela dit, il n’appréciait guère la table non plus. Les soupçons qu’il nourrissait sur son dessus de cristal s’étaient depuis longtemps vérifiés, et qu’il fût tout aussi immatériel que l’air ne laissait pas de lui inspirer des sentiments mitigés. Il était pourtant indéniablement présent. Il pouvait poser la main dessus et sentir… une surface solide. Malgré tout, il était parfaitement incapable de la décrire. Elle supportait tout ce qu’on plaçait dessus, mais c’était comme s’il ne pouvait pas réellement y poser la main. Plutôt comme s’il… comme s’il pressait la paume contre un violent courant d’eau, voire un courant d’air tout aussi violent. Sa main sentait certes une résistance en s’approchant de ce qui aurait dû être le dessus de la table, mais aucune friction, et il lui semblait toujours qu’il allait l’enfoncer un peu plus profondément, la toucher d’un peu plus près.
Il chassa à nouveau cette pensée et regarda un des petits serviteurs métalliques du vaisseau se déplacer sans bruit dans le compartiment pour venir déposer devant lui une carafe de vin et un exquis gobelet de cristal. Un autre gobelet et une autre carafe, remplie cette fois d’un épais fluide sirupeux hésitant entre pourpre et mordoré, furent placés devant le bouffon/diablotin, et Sir George réussit à ne pas écarquiller les yeux de stupeur. Le « commandant » ne l’avait convié à ce qui se rapprochait le plus d’une réunion mondaine qu’à cinq occasions depuis le début de sa servitude, et, autant qu’il s’en souvînt, toutes avaient immédiatement succédé à un coup d’éclat particulièrement brillant accompli par les Anglais pour le compte de la guilde. Ce qui semblait indiquer que les malheureux indigènes que Sir George et ses troupes avaient massacrés la veille représentaient pour leurs maîtres la source d’une denrée exceptionnellement inestimable.
« Vous vous demandez sans doute ce qui nous amène sur ce monde, n’est-ce pas ? » s’enquit l’avorton, et le baron hocha la tête. Le petit extraterrestre avait à tout le moins compris le sens de certains gestes humains et il émit un son alarmant. Sir George n’en aurait pas juré, mais il l’avait déjà entendu une ou deux fois, et il en était venu à le soupçonner de correspondre à l’un de nos gloussements, sans pour autant savoir s’il trahissait la satisfaction, l’amusement, le mépris, l’impatience ou une tout autre émotion.
« Cela ne me surprend pas, poursuivit le bouffon/diablotin. Après tout, ces êtres sont encore plus primitifs que ceux de votre monde. Comprendre ce que de tels barbares peuvent bien offrir à des gens civilisés doit être malaisé. »
Sir George grinça des dents et se contraignit à siroter une gorgée d’un vin au demeurant excellent. Bizarre que, par ces seules paroles, l’avorton puisse encore susciter une telle colère en lui. Après tout ce temps, il aurait certainement dû s’habituer au mépris souverain de son interlocuteur et même reconnaître, intellectuellement au moins, qu’il n’était pas dénué d’une certaine logique. Comparés au peuple du « commandant », les Terriens étaient assurément des primitifs. D’un autre côté, Sir George était parvenu à la conclusion que la guilde du bouffon/diablotin n’était pas essentiellement différente des guildes humaines ni d’autres puissants groupes de pression de sa connaissance. Il aurait donné beaucoup, par exemple, pour voir comment le « commandant » se tirerait d’un marchandage avec un Cypriote ou un Vénitien. Sans les avantages que lui conférait sa « technologie », il se ferait sans doute plumer comme un pigeon.
« En réalité, reprit l’avorton, apparemment insoucieux du mutisme de Sir George, cette planète ne nous apporte aucune richesse matérielle. Comme vous ne l’ignorez pas, certains des mondes qui, par votre entremise, se sont ouverts au commerce avec nous présentaient de telles ressources, encore que sous une forme, le plus souvent, que les indigènes vivant sur leur sol étaient trop stupides pour exploiter. En l’occurrence, toutefois, c’est la position de cette planète qui est précieuse à nos yeux. Elle nous autorisera à y établir des… entrepôts, diriez-vous sans doute, dont un qui nous permettra d’alimenter et entretenir nos vaisseaux. »
Il s’interrompit pour fixer Sir George de ce visage indéchiffrable puis leva son gobelet pour déverser dans sa bouche inférieure une petite lampée de sirop mordoré.
« Vous pouvez vous la représenter comme une sorte de port franc ou d’île à la position stratégique », poursuivit-il au bout d’un instant. Sa voix inaudible s’échappait visiblement de sa bouche supérieure, puisque l’autre s’activait encore sur le gobelet. « Elle nous apportera de nombreux avantages. Et une satisfaction particulière en ce qui me concerne personnellement, puisqu’elle taillera une énorme croupière dans le réseau commercial de la guilde sharnhaïshienne. »
À ces mots, le baron dressa l’oreille. Autant il trouvait pratiquement impossible d’interpréter correctement le ton de la voix et l’expression du visage de l’avorton, autant il s’était forgé une opinion sur sa personnalité. Il savait qu’il était risqué d’établir des parallèles entre les traits de caractère des hommes et ceux de créatures aussi surnaturelles, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Peut-être était-ce tout simplement parce qu’il se sentait obligé, pour ne pas devenir fou, de placer le bouffon/diablotin dans une sorte de cadre familier. En fait, il se disait fréquemment que c’était là la meilleure explication. Mais il avait la certitude d’avoir cerné au moins une des facettes de la personnalité du « commandant » : l’avorton au corps épais et ramassé adorait se vanter… même lorsque son public n’était qu’un esclave anglais barbare et primitif. Plus capital encore sans doute – et, en cela, pareil à nombre de fanfarons humains que Sir George avait connus –, il semblait béatement inconscient de la faiblesse que pouvaient trahir ses rodomontades. Homme avisé, le père de Sir George lui disait souvent : « Tire des leçons de ce qui s’échappe de la bouche des imbéciles. »
Fort heureusement, le bouffon/diablotin n’avait pas connu Sir James Wincaster.
Sir George se rendit brusquement compte que l’avorton se taisait depuis plusieurs secondes et se contentait de le fixer de son triple regard si déconcertant, et il se secoua.
« Je vois… me semble-t-il, déclara-t-il en espérant que c’était bien là la réponse qu’attendait le bouffon/diablotin. Ce serait un peu comme de… euh… prendre Constantinople et de contrôler tous les accès à la mer Noire.
— Je ne suis pas sûr, lâcha l’avorton. Je ne suis pas assez familiarisé avec la géographie de votre planète natale pour juger de l’exactitude de cette analogie, mais il se pourrait bien qu’elle soit juste. Quoi qu’il en soit, mon équipe et moi-même allons encaisser de très grosses primes, et c’est une des raisons qui me poussent à vous récompenser. Vos gens et vous-même représentez un atout précieux pour ma guilde et, à la différence de certains de mes frères, j’ai toujours pensé qu’il fallait prendre soin de ses biens les plus précieux et que la récompense est une motivation plus forte que la seule punition.
— Je l’ai moi aussi remarqué », concéda Sir George en se fendant de ce qu’on pouvait charitablement qualifier de sourire. Il avait réussi à s’exprimer d’une voix égale et pensive, en dépit de ce que son expression avait peut-être fugacement révélé, et il se fustigea mentalement pour avoir permis à cette grimace de dévoiler ses dents, non sans se remémorer, encore une fois, que ses maîtres étaient peut-être mieux rompus à décrypter les expressions humaines qu’il ne l’était à déchiffrer les leurs. Contrairement aux Anglais, ils avaient une longue expérience de dizaines et de dizaines d’espèces diverses de créatures et devaient certainement avoir accumulé au moins quelques rudiments dans le domaine de l’interprétation de leurs émotions ; et, même sinon, il valait toujours mieux surestimer un ennemi que le sous-estimer.
« Je vous soupçonnais d’être parvenu à la même conclusion, affirma le bouffon/diablotin, témoignant de ce que Sir George aurait sans doute pris pour de l’expansivité s’il avait été humain. Je dois pourtant admettre que, pour moi personnellement, ce rude coup que nous venons de porter aux Sharnhaïshiens est une satisfaction plus gratifiante que toute prime.
— Vous avez fait allusion à… à… » Sir George poussa un grognement exaspéré. Il n’arrivait tout bonnement pas à articuler le nom extraterrestre, et l’avorton poussa à nouveau ce son alarmant.
« La guilde sharnhaïshienne, avança son interlocuteur, et Sir George hocha la tête.
— Oui, vous m’en avez déjà parlé, commandant.
— En effet », convint l’avorton. Ses traits et sa voix restaient toujours aussi indéchiffrables, mais Sir George pressentit que, s’ils avaient trahi une émotion, il y aurait lu de la haine. « Je dois beaucoup aux Sharnhaïshiens, railla-t-il. Ils ont failli saborder ma carrière la première fois qu’ils ont amené leurs maudits “Romains”. »
Sir George hocha de nouveau la tête en s’efforçant d’irradier compréhension et compassion, alors même qu’il priait désespérément pour que l’avorton continuât sur la lancée. Le « commandant » avait effleuré le sujet de la guilde sharnhaïshienne, manifestement la plus grande rivale de sa propre maison commerciale, lors de conversations précédentes. Ces allusions, si elles avaient été effroyablement vagues et fragmentaires, avaient néanmoins laissé clairement entendre que les Sharnhaïshiens prenaient actuellement le pas sur la guilde du bouffon/diablotin. Et, tout aussi manifestement, que ce dernier voyait d’un très mauvais œil leur montée en puissance, ce qui expliquait sans doute pourquoi il exerçait un contrôle si strict, bien peu typique de sa part, sur les opérations se déroulant sur cette planète. S’il y voyait l’occasion de prendre sa revanche sur ses rivaux exécrés, il ne souhaitait sans doute partager ce triomphe avec personne.
Que cela s’avérât ou pas, la réussite des Sharnhaïshiens semblait devoir beaucoup à ces Romains que l’avorton avait également mentionnés plus d’une fois. Sir George avait le plus grand mal à avaler, encore maintenant, que les « Romains » en question pussent réellement être ce qu’ils semblaient, mais, s’il se trompait, il tenait à s’en assurer. Sans doute serait-il présomptueux de sa part de s’imaginer qu’il pourrait réussir à triompher de ses maîtres, pourtant Sir George avait assisté à trop de luttes intestines exclusivement humaines pour renoncer à tout espoir, en dépit du gouffre qui s’ouvrait entre leurs capacités matérielles respectives. Certaines bribes de savoir ou, tout du moins, un aperçu des pensées, projets (ou craintes) de l’ennemi, peuvent parfois être plus précieux que mille archers.
Et, compte tenu de toutes les merveilles dont disposent le « commandant » et son espèce, ce savoir risque bien d’être la seule arme qui pourrait m’être utile contre eux, se persuada-t-il.
Les trois yeux rivés sur la « sculpture de lumière », le bouffon/diablotin aspira encore une gorgée de son liquide sirupeux mordoré, l’air parfaitement oublieux de la présence de Sir George, et une pensée traversa subitement l’esprit du baron. Le vin que contenait son propre gobelet était sans doute le meilleur cru auquel il eût jamais goûté, et il était également très corsé. Fallait-il raisonnablement en conclure que le sirop exerçait un effet tout aussi puissant, voire davantage, sur l’espèce de son interlocuteur ? Plus il y réfléchissait, plus ça lui paraissait envisageable… et probable. Et Sir George sourit un peu comme aurait souri un requin.
In vino veritas, se rappela-t-il avant de siroter une petite gorgée (infime, cette fois) de sa propre boisson.
« Ce sont les Sharnhaïshiens et leurs Romains qui m’ont empêché, voilà très longtemps, d’être nommé commissaire de secteur », déclara finalement le bouffon/diablotin. Il reporta le regard de ses trois yeux sur Sir George, et l’Anglais dissimula un autre sourire en s’apercevant que les deux plus petits, qui flanquaient son visage, étaient légèrement vitreux. Ils donnaient aussi l’impression de s’égarer de leur propre chef dans toutes les directions, et le baron s’empressa d’enregistrer ce fait. Il pouvait certes se tromper, mais, s’il ne s’abusait pas, reconnaître les signes de l’ivresse chez l’avorton pourrait à l’avenir se révéler fort précieux.
« Comment aurais-je pu me douter qu’ils sortiraient ces Romains de leur sac ? se plaignit le bouffon/diablotin. Soudoyer le Conseil pour qu’il les autorise à acheter ces maudits barbares a dû leur coûter une fortune. » Sir George inclina légèrement la tête, et l’avorton asséna un coup violent de sa main à deux pouces sur le dessus de table. Sur une table normale, un tel choc aurait résonné comme un coup de tonnerre ; il ne produisit aucun bruit, mais l’avorton parut tirer de son geste un certain réconfort.
« Oh, oui. » Le « commandant » aspira encore une copieuse gorgée de sirop et remplit à nouveau son gobelet. « La Fédération a des règles, vous savez. Des lois. Comme celle qui nous interdit d’utiliser des armes modernes sur les mondes primitifs. La “Prime Directive”, qu’ils l’appellent. » Il siffla encore une lampée de sirop, mais sa bouche supérieure ne cessa pas une seconde de parler. « Un tas d’hypocrites, voilà ce qu’ils sont. Continuer de se plier à ça… comme si c’était censé protéger ces stupides primitifs. Vous savez de quoi il retourne, en réalité ? »
Son gros œil central se braqua sur Sir George et l’Anglais secoua la tête.
« La trouille, voilà ce que c’est, lui apprit l’avorton. Ces crétins de bureaucrates ont peur que nous perdions nos joujoux là où les primitifs pourraient les trouver. Comme si ces ânes bâtés pouvaient comprendre comment ils fonctionnent ! »
Il retomba brusquement dans le silence et, si incompréhensiblement exotiques que lui parussent sa figure et sa voix, Sir George se persuadait de plus en plus qu’il était réellement aussi lunatique qu’un poivrot humain.
« De fait, c’est assez logique, vous savez », reprit enfin le bouffon/diablotin. Il martela de nouveau la table du poing, tout aussi silencieusement, et se renversa en arrière dans le meuble, étrangement façonné en forme de baquet, qui tenait lieu de siège à ceux de son espèce. « Il faut des années et des années pour voyager entre les étoiles, même avec l’impulsion phasique. Une des raisons, d’ailleurs, pour lesquelles les vaisseaux sont si fichtrement vastes. Ce ne serait pas nécessaire, voyez-vous. Nous pourrions installer l’impulsion phasique dans une coque dix fois moins grosse. Voire encore plus petite. Mais ce n’est pas tant la taille qui compte. Oh, bien sûr, la courbure de masse est importante, mais, une fois qu’on a le système basique… »
Il agita la main et Sir George hocha à nouveau la tête. Il n’avait aucune idée de ce qu’était la « courbure de masse » et une notion tout au plus rudimentaire du fonctionnement de l’« impulsion phasique », mais, pour l’instant, il n’en avait cure. D’autres bribes du laïus de l’avorton lui parlaient, et il prêtait avidement l’oreille.
Et observer le « commandant » ne saurait nuire, songeait-il derrière sa façade de marbre. « In vino veritas ! » pas de doute.
Son visage et sa voix ne révèlent sans doute pas grand-chose, mais, s’agissant de ses gestes, c’est une tout autre histoire. Peut-être n’ai-je pas, jusque-là, prêté attention aux indices qu’il fallait. Il en prit aussi mentalement note et s’adossa à son siège en tenant son gobelet à deux mains, tout en écoutant attentivement et avec… commisération.
« Le problème, c’est que, quand il faut une bonne décennie pour faire le trajet, sinon plus, on a tout intérêt à le rendre profitable, pas vrai ? affirma l’avorton. Vous trouvez ce vaisseau immense ? » Il montra les cloisons d’un large geste de sa main à deux pouces. « Eh bien, vous vous trompez. Beaucoup de vaisseaux le sont bien davantage. La plupart de ceux de la guilde, d’ailleurs, parce qu’il ne revient pas plus cher de gérer un gros bâtiment qu’un petit comme celui-là. Mais c’est la vraie raison de leur stupide Prime Directive.
— La taille de vos vaisseaux ? » Sir George avait adopté une intonation stupéfaite et plissé farouchement le front en espérant que l’avorton était suffisamment versé dans la lecture des expressions humaines pour reconnaître la perplexité, bien que, s’il avait correctement évalué l’état dans lequel se trouvait son interlocuteur, il y eût peu de chances pour qu’il remarquât un détail aussi subtil que l’expression du visage d’un individu appartenant à une autre espèce. Mais, quoi qu’il en fût, il crevait les yeux qu’il avait posé la bonne question :
« Bien sûr que non, répondit l’avorton. Pas la taille, la vitesse. Il se passe peut-être quinze ou vingt de vos années entre deux visites à certaines de ces planètes éloignées. Parfois beaucoup plus. Je connais même un monde où la guilde n’envoie un vaisseau que tous les deux cent cinquante ans, et la Fédération le connaît aussi. Elles ne tiennent pas à prendre le risque qu’un troupeau de primitifs découvre entre deux de nos visites que nous ne sommes pas vraiment des dieux, ou je ne sais quoi. Elles veulent que nous continuions à leur inspirer effroi et crainte religieuse. C’est pour cette raison qu’elles ont imposé leur Prime Directive voilà quelque… » Le bouffon/diablotin s’interrompit quelques secondes pour réfléchir. « Ça doit faire quelque chose comme trente mille de vos années, je crois bien. À un siècle près, en plus ou en moins. »
Il poussa le même son alarmant, et Sir George était désormais convaincu qu’il s’agissait de l’équivalent du rire pour son espèce. L’espace d’un instant, toutefois, ça lui parut n’avoir guère d’importance. Trente mille ans ? La civilisation de ses maîtres extraterrestres existait donc depuis trente millénaires ? Impossible ! Et pourtant…
« Même pour nous, c’est une longue durée pour qu’une loi reste effective », déclara l’avorton. Sa voix cristalline était beaucoup moins limpide et les mots commençaient à légèrement se brouiller aux entournures ; il se penchait vers Sir George et le baron dut réprimer un gloussement quand il s’aperçut que « l’interprète » reproduisait consciencieusement son bredouillis afin de rester fidèle à l’original. « Nous n’aimons pas beaucoup le changement, sauf quand il devient vital, vous savez ; alors, quand nous pondons une loi, elle reste très longtemps applicable. Mais celle-là a causé plein de problèmes aux guildes parce que, sans armes, nous ne pouvions pas nous contenter de faire irruption pour redresser la situation. Il nous fallait en fait palabrer avec des barbares si primitifs qu’ils n’avaient pas la première idée de la valeur des denrées qu’ils possédaient. Pas question de violer leur foutue Prime Directive, n’est-ce pas ? »
Nouveau coup de poing sur la table. Mais, cette fois, il n’aurait de toute façon produit aucun son, car l’avorton avait entièrement loupé le meuble, et Sir George se demanda combien de temps il se passerait encore avant qu’il ne sombrât dans l’inconscience.
« Alors qu’ont fait les Sharnhaïshiens, d’après vous ? demanda-t-il. Je vais vous le dire. Ils ont trouvé une planète primitive dont le Conseil ne connaissait pas encore l’existence et ils ont acheté leurs foutus “Romains”. Ça ne nous avait jamais traversé l’esprit. Mais la Prime Directive n’interdit pas l’usage de la force. Elle dit seulement que nous ne pouvons pas nous servir d’armes modernes. Nous n’avions pas songé une seule seconde à une autre méthode. Sans armes, nous ne savions que négocier ou soudoyer. »
Il baissa son gobelet et en contempla plusieurs secondes le contenu, puis émit un son évoquant à s’y méprendre un rot humain avant de reporter sur Sir George le regard de son œil central.
« Mais pas les Sharnhaïshiens. S’ils veulent conquérir une planète primitive, ils envoient leurs Romains. Aussi primitifs que les autochtones, de sorte que le Conseil ne peut pas se plaindre. Et je dois reconnaître ça aux Romains : ils sont coriaces. Ils ne se lancent jamais dans une entreprise qu’ils ne sont pas capables de mener à bien, et les Sharnhaïshiens se sont servis d’eux pour enlever des dizaines de planètes éloignées aux autres guildes. D’entiers réseaux commerciaux pulvérisés. L’accès bouché à des ressources stratégiques, en même temps qu’on nous spoliait de nos droits à y installer des bases et des entrepôts, et qu’on sabordait des carrières. Et tout cela parce qu’ils avaient acheté quelques milliers de sauvages en armure de bronze. »
Il garda un instant le silence, tout en faisant tournoyer le liquide sirupeux dans son gobelet dont il fixait l’intérieur, puis il releva les yeux dans la direction approximative de Sir George.
« Mais ils ne sont pas les seuls à pouvoir jouer à ce petit jeu. Ils le croyaient. Les autres guildes se sont liguées pour aller se plaindre au Conseil et le Conseil a accepté de prendre le problème en considération. Il pourrait même décider que les Sharnhaïshiens ne soient plus autorisés à employer leurs Romains, mais ça risque de prendre des siècles et, entretemps, les Sharnhaïshiens les dépêchent d’un point stratégique à un autre et continuent de s’en emparer à notre barbe. Sans compter qu’ils ont glissé à un membre influent du Conseil une enveloppe assez grosse pour qu’on nous interdise tout accès à votre planète. »
Sir George se raidit, et il pria pour que l’avorton fût trop ivre pour le remarquer. Que l’autre guilde eût soudoyé ce Conseil dont se gargarisait l’extraterrestre ne le surprenait nullement. Il est parfois plus efficace et moins onéreux de graisser la patte de quelques hommes clés que de recourir à la force armée. Encore que, si Sa Majesté avait consacré à son armée une part plus importante de son trésor de guerre au lieu de tenter de s’acheter des alliés lors de sa première campagne de France, elle en occuperait peut-être le trône à présent !
Mais, si l’avorton disait vrai, si le Conseil qu’il mentionnait avait réellement l’autorité nécessaire pour interdire les contacts avec la planète natale de Sir George et si ce décret avait bien pris effet, alors, en enlevant le baron et ses soldats, la guilde du bouffon/diablotin l’avait bel et bien violé. Et, si tel était le cas, si leur servitude était illégale aux yeux de ce que ces êtres regardaient comme leur Couronne, alors les Anglais étaient encore plus en danger qu’il ne le croyait.
« Il m’a fallu deux ou trois de vos siècles pour découvrir la position de votre planète, reprit l’avorton, et Sir George crut détecter une certaine fierté dans sa voix. Certaines des autres guildes recrutaient déjà leur armée privée de primitifs, comme les Hathoris. Mais aucune ne pouvait rivaliser avec les Romains. Bien sûr que non ! Et les Sharnhaïshiens l’ont compris longtemps avant nous. C’est bien pourquoi ils sont allés acheter leurs foutus Romains dès le début. Ils avaient déjà tenté le coup avec les Hathoris et découvert ce que toutes les autres guildes ont appris ensuite à la dure. Je me souviens encore de la première fois où nous avons envoyé les Hathoris contre une bande d’indigènes. »
Il fixa de nouveau le contenu de son gobelet et ses oreilles s’aplatirent.
« Ces satanés aborigènes les ont taillés en lanières, reprit-il au bout d’un moment. Ils ont d’abord perdu beaucoup des leurs, mais, ensuite, ils les ont submergés. Ils les ont massacrés un par un. Je doute fort qu’une vingtaine en soient revenus vivants. Mais ça ne serait jamais arrivé avec les Romains. Ce ne sont pas seulement des guerriers, mais des démons qui mettent en pièces tout ce qu’ils rencontrent. Je me suis donc dit que nous avions nous aussi besoin de nos Romains, et j’ai réussi à convaincre mon cousin de crèche de persuader son commissaire de secteur d’aller parler en mon nom aux maîtres de la guilde. J’avais besoin de toute l’aide qu’on pouvait m’apporter, à cause des Sharnhaïshiens et de leurs Romains. Bien sûr, qu’ils aient fait subir le même sort à des dizaines d’autres membres de la guilde, et pas seulement de la nôtre, m’a été d’un grand secours. On m’a donc donné une chance de repartir du bon pied, à condition que je découvre d’où venaient ces Romains, que je contourne l’interdiction du Conseil et que je recrute ma propre armée. Et c’est ce que j’ai fait. »
Cette fois son coup de poing porta, mais la table n’émit toujours pas de bruit et il se vautra derechef sur son siège.
« Mais nous ne sommes pas des Romains », fit remarquer Sir George après un bref silence. Il craignait d’en ajouter davantage car, si d’aventure le bouffon/diablotin se remémorait ultérieurement une partie de cette conversation et se rendait compte de tout ce qu’il avait laissé échapper, il n’aurait qu’un seul et simple moyen de rattraper son erreur.
« Bien sûr que non, répondit l’avorton. Et tant mieux, dans un certain sens. Ça m’a surpris, bien évidemment. Je ne m’attendais pas, en un si bref laps de temps, à un tel changement sur une planète. Il n’avait pas dû se passer plus de huit ou neuf cents de vos années entre les Romains et vous, et regardez-moi cette différence. C’est inconvenant. Oh, vous restez des primitifs, bien sûr ! ajouta-t-il en agitant encore la main. Ça, ça n’a pas changé. Mais nous sommes arrivés juste à temps. Encore sept ou huit de vos siècles, vous auriez réellement guerroyé avec des armes à feu, et nous ne pouvions plus nous permettre de vous recruter. Peu vraisemblable, je vous l’accorde, mais vous commenciez déjà à les expérimenter. » Il scruta Sir George. « Je suis obligé de me demander comment l’idée vous en est venue si tôt. Peut-être une fuite des Sharnhaïshiens, qui vous l’auraient suggérée ?
— L’idée des armes à feu ? » Sir George fronça les sourcils.
« Les “pots de fer[1]”. Je crois que c’est le nom que vous leur donnez.
— Les pots à feu ? » Sir George en cligna les yeux de consternation. « Mais ce ne sont que des jouets, commandant ! Tout juste bons, peut-être, à effrayer les chevaux et les gens qui n’en ont jamais vu, mais pas des armes sérieuses. Les bombardes elles-mêmes ne sont qu’une nuisance sonore pour qui connaît son affaire ! Pardi, mes archers massacreraient toute armée assez stupide pour recourir à de telles armes ! Même les arbalètes sont plus efficaces !
— Certainement… pour l’heure ! répondit l’avorton. Mais elles ne le resteront pas. Bien sûr, il vous faudra encore quelque mille ans pour inventer des armes de poing réellement efficaces. Je crois pourtant que c’est un assez bon exemple du motif qui les a contraints à adopter la Prime Directive. Si les Sharnhaïshiens n’avaient pas contaminé votre monde d’une façon ou d’une autre, vous n’auriez même pas découvert la poudre à canon. Pas aussi vite, en tout cas. »
Il ingurgita encore une longue goulée et Sir Gorge décida d’esquiver le sujet de l’origine de la poudre à canon. Il n’était d’ailleurs que très peu ferré dans ce domaine ; ces armes n’avaient commencé à apparaître en Europe que de son vivant et, à l’instar de la plupart des militaires contemporains, il n’accordait que bien peu de foi à leur efficacité sur le terrain. Ces engins rudimentaires, dangereux et à très courte portée, ne menaceraient assurément jamais la suprématie de ses archers ! Néanmoins, l’avorton semblait attacher une importance hautement significative à leur existence, et elle semblait même le tracasser. Un peu comme si leur récente expérimentation par les humains avait pour lui un côté légèrement inquiétant ; et le baron n’avait nullement l’intention de lui affirmer que les Sharnhaïshiens n’étaient pour rien dans leur invention. En outre, comment saurait-il que la guilde concurrente ne s’en était pas mêlée ?
« Quoi qu’il en soit, reprit le bouffon/diablotin en butant plus que jamais sur les mots, nous vous avons trouvés avant et c’est tant mieux. Nous n’aurions pas pu vous utiliser si vous aviez déjà disposé de ces armes à feu. C’eût été une violation flagrante de la Prime Directive et on se serait posé des questions. Les gens l’auraient remarqué et le Conseil aurait aussi commencé à en poser. »
Il se pencha de nouveau vers le baron et, cette fois, tapota le genou de l’Anglais, en prenant ce qui serait passé chez un humain pour une mine de conspirateur.
« En l’état, tout le monde s’en moque. Rien qu’une autre bande de sauvages armés de leurs seuls muscles, pas de souci à se faire. Aucun des inspecteurs du Conseil n’en connaît assez long sur les humains pour savoir que les Romains et vous appartenez à la même espèce et, même si l’un d’entre eux s’en apercevait, nous savons à qui distribuer les pots-de-vin qui le convaincraient de son erreur. En outre… (nouvelle tape sur le genou) vous n’êtes pas sur les registres. » Sir George se renfrogna de nouveau, intrigué par cette dernière et étrange déclaration, et le bouffon/diablotin lui tapota le genou une troisième fois. « Pas de trace écrite », précisa-t-il en chuintant tellement cette fois qu’il fut pratiquement impossible au baron de distinguer les mots, et encore plus de comprendre le sens de ces phrases si peu familières. « On v’s a cueillis au beau milieu d’une tempête. Tout l’monde sur votre idiote de planète s’imagine que v’s êtes tous noyés. Pareil pour nous, vous savez ! Autant dire que, même s’il enquête, le Conseil ne trouv’ra aucune preuve d’un contact entre votre monde et nous, vu qu’à part vous avoir arrachés à la mer et soulevé quelques ch’vaux au milieu de la nuit, y en a pas eu. Si bien qu’on a not’petite armée et qu’à moins qu’un inspecteur ne vienne fourrer son nez là-d’dans, personne ne d’mandera jamais d’où vous v’nez. »
Il se rejeta de nouveau en arrière dans le baquet et tendit la main vers son gobelet. Mais il le renversa et baissa les yeux pour le fixer avec étonnement. Son œil central était à présent aussi vitreux que les deux autres, et ses étranges paupières nictitantes commençaient à se déplier pour les voiler tous les trois.
« Alors prends ça dans la gueule, Sharnhaïshien, marmotta-t-il. Tu voulais briser ma carrière, hein ? Mais qui c’est qui va… »
Sa voix traîna puis s’éteignit, ses yeux se fermèrent et il s’affaissa dans son siège. Sa bouche supérieure béa et un son sifflant en sortit, dont le baron comprit qu’il devait correspondre, chez son espèce, à notre ronflement.
Assis sur sa chaise, le Terrien fixait encore le bouffon/diablotin, l’esprit comme engourdi, quand la porte se rouvrit silencieusement. Il releva vivement les yeux et vit un des gardes de son maître s’encadrer dans l’ouverture. L’homme dragon lui signifia impérieusement de le rejoindre d’un geste de sa serre griffue, et Sir George remarqua que l’autre reposait sur la poignée de l’arme qu’il portait dans un fourreau à la ceinture.
Se pourrait-il qu’il s’agît là de ce que le commandant appelle des « armes à feu » ? se demanda-t-il brusquement. Un authentique dragon lui-même ne pourrait pas cracher « feu » plus brûlant qu’elles… et elles sont assurément beaucoup plus dangereuses qu’un stupide pot à feu !
L’homme dragon lui fit de nouveau un signe transparent, et Sir George se leva en soupirant. On n’allait pas le laisser seul avec l’avorton inanimé, sûr et certain ! Sans doute les épiait-on par le truchement d’un des « senseurs optiques » d’Ordinateur et était-on venu le chercher dès que le bouffon/diablotin s’était pâmé. Mais avait-on prêté attention au discours qu’il avait tenu avant de s’effondrer ? Et, en ce cas, avait-on pressenti que Sir George était peut-être en mesure d’en comprendre le sens ?
Le baron espérait bien que non, tout comme il espérait que l’avorton ne se souviendrait pas de tout ce qu’il avait laissé lui échapper. Parce que, dans un cas comme dans l’autre, il ne lui resterait plus très longtemps à vivre.
Après tout, le commandant de la petite armée privée de la guilde ne pouvait pas se permettre de laisser quelqu’un du Conseil – quel qu’il fût et où que se trouvât ce Conseil – commencer à se poser effectivement des questions sur la provenance de cette armée, car celle-ci devrait alors disparaître.
Disparaître à tout jamais… et sans laisser aucune trace permettant au Conseil de relier la guilde de l’avorton à une planète dont il avait interdit l’accès.